Propositions de Lectures

Textes de Claude Spielmann

Psychanalyste

J’ai appelé Nouvelles ces textes écrits sans ordonnance, c’est-à-dire sans autre nécessité que d’exprimer ce qui m’habitait juste avant de laisser aller mes doigts sur le clavier. Textes au hasard, surgissant sans logique, n’ayant  pas d’autre explication que l’illogisme de l’inconscient. Une logique autre. Celle où les souvenirs affleurent sous forme de traces, où un mot insiste sans que nous puissions d’abord le rattacher à autre chose que lui-même, où surgit encore un affecte produisant une image dont on ne peut se débarrasser.


Ces textes ne relèvent d’aucune élaboration théorique, ils ne veulent rien prouver ou démontrer. Le style littéraire était le seul possible et si parfois la référence à la psychanalyse n’est pas absente, c’est que je ne refuse pas ma formation en ce domaine. Mais je n’ai eu aucune intention d’être ou de faire l’analyste en les écrivant. Certains d’entre eux pourtant relèvent plus directement de la psychanalyse mais pour ceux-là également ma préoccupation était le langage littéraire. Des récits psychanalytiques en quelque sorte pour certains.


Ils sont présentés ici sans souci chronologique puisque la chronologie de l’inconscient est autre. Ils ne sont pas regroupés par thème. Ils se succèdent familièrement en quelque sorte, comme s’ils partageaient simplement un trait commun.

Nouvelles

 

Le lupanar des mots (2003)

 

« L’univers et l’envers des mots. Il suffit de penser aux mots pour avoir une idée de l’infini du temps et de l’espace. Ils nous précèdent et seront toujours là – parfois gravés – quand nous n’y serons plus. Ils sont inépuisables en leur diversité comme en leur combinatoire. Or si les mots nous habitent au plus profond, ils ne cessent de danser, de glisser – parfois les uns sur les autres –, de s’échapper lorsqu’on veut les saisir. Nous ne cessons de vouloir les saisir pour saisir ce qui nous habite au plus profond.

“ As-tu saisi ? – Le mot m’échappe. – Je te prends au mot. ” Et puis aussi : “ Faire silence, motus. ” Mot tu, mot tué même parfois, en vain d’ailleurs, parce que dangereux : mot ennemi d’une hypothétique tranquillité. Tous les mots dérangent bien sûr. Ils dé-rangent nos petits arrangements pour fonder un nouvel ordre, en fait un autre désordre. C’est pourquoi l’envie de saisir les mots est permanente et qu’il y va même de la morale à entretenir cette envie. »…

 

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Octobre n'est pas juillet (1990)

 

« Michel décrocha le téléphone à la deuxième sonnerie à minuit trente. C’est lui qui prit la nouvelle comme une gifle. Son grand-père Klaus était mort à minuit moins cinq.

Il glissa un regard vers son père qui le regardait déjà. L’un et l’autre se taisaient. Hubert avait compris. Lorsque Michel fut certain qu’Hubert maintenant savait, il s’autorisa à pleurer dans les bras de son père et de sa mère. « Dire que je n’entendrai plus ses plaisanteries en allemand ! » fût le seul commentaire de Michel.

On était en juillet. »…

 

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L’homme aux livres (2009)

 

« Après avoir raccompagné son dernier visiteur, il revient dans son bureau où le soleil n’entre jamais  à cause du mur d’en face, mais ça lui est égal et en réalité il préfère ne pas être dérangé par ses rayons. Le soleil parisien lui parait pâle à côté d’un autre soleil lointain qui le chauffe encore. Il s’arrête près de la porte, pensif et indifférent au léger parfum déposé par son dernier visiteur, si différent de celui des fleurs, des fruits, des marchés où des rues grouillantes de sa jeunesse. Il regarde sa pipe éteinte qui l’attend dans le cendrier, commence à la vider sans s’assoir. »…

 

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Le violon (2005)

 

« Nous étions en mai mille neuf cent quarante- huit.

 L’enfant s’appelait René Ménétrier. Tel était du moins la traduction exacte de son nom. René ne savait pas que son nom avait été traduit. Il croyait s’être toujours appelé Ménétrier. Pendant la guerre, c’était plus prudent de n’éveiller les soupçons de personne. Son père, Frank, le lui avait dit un dimanche soir au retour d’une promenade, pendant que la voiture, prêtée par son ami Antoine, roulait tranquillement sur une petite route de campagne, dans la vallée de l’Ouche. René regardait les grands peupliers impressionnants en passant à proximité du canal. Dans la voiture, personne ne parlait. C’était chaque fois pareil, en rentrant, chacun restait dans ses pensées. Frank chantonnait en conduisant, heureux à l’idée de retrouver son appartement après cette journée tiède au soleil. »…

 

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L’enfant à la fenêtre (2000)

 

« Parfois, assis dans son fauteuil, il fermait les yeux comme d’autres allument la télévision. Il se voyait alors avec deux ou trois enfants, rarement plus, jouant au ballon prisonnier dans une cour de récréation. D’autres fois passaient sur l’écran de son regard de longues courses effrénées au bord de la mer : qui arrivera le premier, qui ne sera rattrapé par aucun des autres ? Il en était presque essoufflé. Ou bien, les jours de grisaille, il imaginait une belle jeune femme. Il serait assis sur ses genoux, il se blottirait contre elle bien serré sur ses seins, chatouillé ou agacé par de longs cheveux noirs au parfum unique et reconnaissable entre tous. »…

 

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Benjamin sortit vers onze heures de l’hôpital (2001)

 

« Benjamin sortit vers onze heures de l’hôpital qui donnait boulevard Berthier. Il était venu chercher les résultats de l’analyse histologique pratiquée à la suite de l’opération qu’il avait dû subir un mois au paravent. Ce jour-là, le douze avril, l’air était particulièrement doux. Sur le trottoir, il fut immédiatement ébloui par un soleil sans nuance. On lui avait donné un tas de papiers dont il ne savait que faire et qui risquaient de lui échapper des mains s’il devait bouger un tant soit peu. Il tenait aussi une cigarette qu’il aurait bien voulu allumer s’il n’avait pas été aussi encombré. Il n’avait pas réellement envie de fumer, ce n’était pas urgent. Il réussit à glisser la cigarette éteinte entre ses lèvres et c’était suffisant. Il resta un certain temps immobile, incapable de bouger, comme en attente, sans pouvoir se saisir de quelque pensée ou sentiment. » 

 

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Un témoin souriant (1992)

 

« Je suis le fils de Blanche Leglise, ma mère, et de Modeste Paleure, mon père. Mes parents ont jugé bon de m’attribuer le prénom de Roger. Comme second prénom, d’ailleurs vite oublié de tous, ils ont choisi Fortuné, en souvenir d’un oncle suffisamment riche pour avoir laissé à mes parents une aisance insistante. J’ai donc traîné et supporté jusqu’à maintenant ce nom de Roger Paleure (j’insiste sur le « e » final) comme l’on traîne un rhume et comme l’on supporte une infortune, c’est-à-dire mal. Oserais-je dire qu’à cause de ce nom ma vie jusque-là fut terne ? J’ose et personne ne s’en étonnera. »

 

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La première fois

 

« Le temps qui nous habite est une horloge folle qui ne sait pas ce qu’elle affiche, qui brouille les heures et les jours. Clément en a fait l’expérience. Toute sa vie il a traîné avec lui une sorte de diplopie à propos d’un événement particulier, fondamental et quasi inaugural de son existence. Il en est aujourd’hui plus amusé que troublé et il a pu en acquérir  une sorte de philosophie, un sens du relatif, la mise en doute de toute certitude. Rien n’est vraiment acquis, tant mieux, se dit-il. »

 

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Les sifflets de la nostalgie

 

« Je n’ai jamais aimé les coucous suisses et autres carillons de nationalités diverses. Mais au fil des années, je m’étais très bien habitué à entendre chaque jour à 17 h 45 l’été, à 16 h 45 l’hiver, le sifflet à roulette des gardiens du cimetière Montparnasse. Progressivement j’étais entré dans une sorte d familiarité avec eux alors que je ne les voyais jamais. Lorsqu’il m’arrivait, d’ailleurs rarement, de traverser le cimetière et que je rencontrais un de ces hommes à casquette (c’est ainsi que d’abord je les appelais) il restait pour moi un parfait étranger insignifiant, un parmi d’autres. Je le regardais à peine, n’imaginais ni son sifflet ni le concert dont il me gratifiait chaque jour. Un anonyme sans consistance, voilà ce qu’il était ; qu’il veuille bien me le pardonner.  Aucune question ne me venait à son sujet ; il n’éveillait en moi aucune curiosité. »

 

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Robert. Dernières nouvelles de Drancy (2007)

 

…« Il est dix heures et demie ce 30 septembre 1942 au café Le Bareusay à Dijon. Robert et Marcel sont accoudés au comptoir, comme souvent dans la semaine, devant un petit verre de rouge. Ils parlent de la famille, des copains, du temps, de leur santé, de sujets qui n’appellent pas de dispute. Les voix ne sont pas encore très assurées à cette heure- ci. Elles sont même un peu éraillées par les cigarettes de la veille. Il faut se mettre en route progressivement. Il faut faire chauffer le moteur avant de démarrer, comme le faisait Herbert quand il partait chiner à la campagne avec la voiture de son ami Paul qui la lui prêtait de temps en temps. Ces jours- là, il emmenait Robert pour l’aider, et Robert était content de rouler dans la Juva 4 noire. »…

 

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Lyon, Place des Terreaux

 

L’occupation allemande s’étend désormais à toute la France. Nous sommes en 1942. 
Au milieu de la place des Terreaux à Lyon, la monumentale fontaine Bartholdi avec ses chevaux dressés prêts à ruer. Quand il passait sur cette place, l’enfant s’efforçait de ne pas les quitter des yeux. Peut-être allaient-ils parler. Il ne comprenait pas que malgré leur force impressionnante ils ne bougeaient pas. 
Aujourd’hui la fontaine a été déplacée sur le côté au profit des colonnes de Buren qui crachotent de l’eau par intervalles irréguliers. Est-elle devenue un témoin gênant ? La mairie à une extrémité, le musée et le jardin Saint Pierre sur un des côtés ne semblent pas s’en préoccuper.

 

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Le retour de Robert

 

« Assis dans la cuisine, l’enfant ne cesse de remuer le lait dans une tasse à fleurs où le cacao se dissout lentement. La table est appuyée contre le mur avec une fenêtre donnant sur une cour. Elle est un peu haute pour lui et il ne peut voir en face qu’un autre mur interrompu par une haute fenêtre toujours fermée ainsi qu’un coin de ciel. Il n’a que sept ans. Ses fesses reposent en équilibre sur le bord d’une chaise en bois. Il tourne inlassablement son cacao. Il ne boit pas, il regarde sa mère et sa grand’mère traverser la cuisine à plusieurs reprises. »

 

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 Heidelberg pourquoi faire ? (1999)

 

« Un ami avait récemment offert à R. une vieille carte postale jaunie et un peu sale. Elle avait dû beaucoup voyager. Au recto : la synagogue d’Essen, lourde, massive, compacte, prête à défier le temps et les tombes. Du moins c’est ainsi que R. la voyait. Il est vrai qu’elle avait résisté aux bombardements des alliés comme aux attentats nazis. R. l’avait montrée à son père, un soir, en lui demandant : « Tu la reconnais ? » Il avait longuement et silencieusement regardé cette carte, puis son fils, les yeux ailleurs : « La synagogue d’Essen ? Pas possible ! Qui t’a donné cette carte ? » Son père la connaissait bien puisqu’il avait passé une partie de sa jeunesse à Essen avant la menace évidente du nazisme. »

 

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Le bordel asiatique (2011)

 

… « Il fait très chaud et très humide en cette saison à Hanoi. La pluie, tous les jours, oblige quelques -uns à trouver un abri provisoire pour attendre le soleil ou simplement le ciel gris. Les autres marchent sous un parapluie de fortune, les pieds dans leurs zeps inutiles. Défilent également, comme si de rien n’était, une armée colorée de fantômes à deux roues sous leurs ponchos en plastique jaune, bleu, vert ou transparent,  bravant les flaques qui, à certains endroits, noient les moteurs tellement elles sont hautes. Pour l’heure, il ne pleut pas. Je bois une citronnade au frais chez Fanny, 48 Le Thai To, regrettant de ne pas aimer la glace car Fanny est le meilleur glacier de la ville. J’ai choisi une table près de la rue pour voir, au-delà, le lac Hoan Kiem. J’aurais pu aller au petit café directement au bord de l’eau mais le bruit, la chaleur et trop de souvenirs précis m’en ont empêché. »…

 

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Ophélie ma folie (2009)

 

« L’un de mes meilleurs amis avec lequel j’avais passé une agréable soirée autour de quelques verres me dit soudain avec un air grave : « Ecoute, j’ai un service à te demander. J’aimerais que tu lises ces quelques feuillets qui se sont imposés à moi à la suite d’un travail effectué avec quelqu’un pendant quelques années. J’ai nommé cette personne Ophélie, prénom qui a surgit spontanément dès que je me suis mis à écrire. Les lignes, que  tu liras j’espère, j’ignore de quelle nécessité elle relève, je ne sais pas si c’est pour me libérer ou pour ne pas oublier. Lis- les, c’est le service que je te demande. Lis-les, c’est tout. Je n’ai aucunement besoin de savoir si elles ont une quelconque qualité mais il faut qu’elles soient lues par un lecteur qui sache garder le silence après ». Il m’a tendu alors un petit dossier bleu en se levant de son fauteuil et est sorti de la pièce. Etonné, embarrassé, je suis sorti aussi. Nous n’avons pas cru devoir nous dire au revoir puisqu’au fond nous ne nous quittions pas. » Le lendemain matin, assez tôt, j’ai ouvert le dossier bleu et j’ai lu. »…

 

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Le rêve est nu. Propos oniriques (2006)

 

« En 1635, Calderon a publié sa pièce La vie est un songe. J’imagine volontiers que le héros, Sigismond, a retenu l’intérêt de Sigismond Freud. Les deux Sigismond se sont peut-être même rencontrés au détour d’une promenade ou d’un rêve pour échanger quelques mots  précisément sur le rêve… le songe… la vérité toujours insaisissable… ou sur tout autre chose.  « J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité. » (R. Desnos) Songer à parler de ses rêves. Deux termes, songe et rêve, souvent confondus. Le premier, peut-être plus désuet ou nostalgique. Songe ou rêve ? « Songes, mensonges », dit-on. Alors, si les songes sont des mensonges.

 

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 Le café de Flore (2010)

 

« Il y a trop de monde boulevard Saint Germain et trop de langues qui se croisent ou s’enchevêtrent et me perturbent. Le soleil est cru, éblouissant, pourtant il fait froid.  Je m’arrête un instant devant l’église et finalement traverse la rue. Sans hésitation, j’entre au Café de Flore à demi vide. C’est l’heure creuse, me dis-je, en restant sur le seuil. Au fond du café, un homme lit consciencieusement Le Monde. Seuls, ses yeux bougent de gauche à droite régulièrement. Non loin de lui, un autre écrit fiévreusement son courrier. On dirait qu’il est en colère : il jette sur le papier tous les reproches accumulés depuis tant d’années contre cette femme qui, maintenant vit sa vie comme si lui n’existait plus. Un couple parle à voix si basse que leurs visages se touchent presque. Chacun est même obligé de lire les paroles de l’un sur les lèvres de l’autre. Un couple sous-titré. »…

 

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Histoire aléatoire (2010)

 

«  Un homme incertain marche dans la rue. Il pourrait s’appeler Serge ou Gunter, Pédro, Luigi ou Allan. Il marche machinalement, sans raison, pour bouger, pour se déplacer et décaler, voire lester l’espèce de vide en lui. Non pas un vrai vide d’ailleurs, plutôt une vacuité, son corps est une vacuole, une enveloppe qui ne contient rien pas même une lettre. Ou alors une lettre non écrite, sans destinataire, une lettre blanche. Une lettre d’un alphabet tournerait peut-être au- dessus de la page comme un oiseau qui n’oserait pas se poser. Il marche les yeux grand’ ouverts, rêvant de déranger le paysage, les immeubles, les arrêts d’autobus Decaux, les panneaux de circulation et tout le mobilier urbain. Il n’est pas nostalgique ou triste mais il semble avoir égaré  son appétit de vivre. Il est sans doute en réserve, en attente d’événement. Alors il déambule rue du Faubourg Saint Antoine en direction de la Bastille. Il passe devant l’hôpital lorsque, presque au coin de la rue Ledru Rollin, il la voit de loin venir à sa rencontre, elle, cette femme parmi toutes les autres. Il sait que c’est elle qui approche. Ça ne peut qu’être elle, le doute n’est pas possible, mais ce n’est pas encore une rencontre. »…

 

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